Ashara est née et a grandi à Salrivage, ville côtière de Dorne. Elle est la fille d'un modeste clerc, employé d'une compagnie dornienne commerçant dans les épices, et d'une mère d'origine naathi, arrivée à Westeros dans des circonstances douteuses après avoir grandi dans une maison de plaisir de Lys, ce qui a valu à Ashara son teint particulièrement foncé, quoi qu'il passe relativement inaperçu dans un lieu de métissage tel que Dorne. Comme tout le petit peuple de Westeros, elle a eu une enfance industrieuse, travaillant comme marchande de plantes et fleurs , tenant échoppe directement sur un banc devant sa petite baraque, et tenant ladite baraque pendant que sa mère était malade. Ashara est en effet la seule enfant survivante de sa famille. Bien que sa mère ait été presque constamment enceinte, ses grossesses se soldaient toutes par des fausses couches ou des enfants mourant en très bas âge. Fort heureusement pour cette enfant unique, sa nature avenante et sa gentillesse un peu naïve firent rapidement d'elle une figure appréciée dans son quartier. Ce ne fut pas toujours suffisant pour garantir de la nourriture sur la table le soir venu, mais entre ses petites ventes et le travail de son père, ils s'en sortirent tout de même plutôt bien.
Si les nobliaux, dans leurs grands châteaux, fiancent leurs filles dès leurs premières menstrues, les petites gens, eux, se marient quand ils le peuvent et quand ils en ont les moyens. De toute manière, se marier plus tard évite d'avoir trop vite des bouches supplémentaires à nourrir, et tout va donc pour le mieux. Au fil des années, le père d'Ashara était passé de clerc à maître-clerc. Cet homme effacé et intelligent avait été très souvent absent, et n'avait pas énormément transmis à son unique fille (par exemple, il ne lui était jamais venu à l'esprit de lui transmettre ses connaissances en matière de lecture, d'écriture ou même de calcul le plus basique), mais lorsqu'il reçut la promotion ultime et fut nommé super-cargo, il vit là une opportunité. Délaissant sa femme (heureux répit pour elle et son hyper-fertilité), il monta enfin sur un bateau : après des années à constater, répertorier et notarier les marchandises rapportées par les bateaux arrivés au port, voilà qu'il était désormais responsable du stock
sur le bateau. Dès lors, pourquoi ne pas amener sa fille d'à peine dix-huit ans avec lui ? Ashara travailla comme cuisinière dans les entrailles du bateau, lieu désagréable s'il en était, étouffant et puant, mais moins terrifiant pour elle que le pont supérieur. Elle était en effet terrorisée par les étendues d'eau salée et se retrouver ainsi dans une boîte en bois au milieu de la Mer d'Eté ne l'enchantait absolument pas. Elle savait cependant qu'elle n'était là que parce que son père, fort de sa nouvelle position sociale, tenterait de la marier au parti le plus avantageux possible dès leur première escale dans un port westerosi. Fini l'attente : dot et situation elle avait, et il était temps de la dégager du foyer. Pas spécialement enchantée, Ashara tentait tout de même de voir le positif de la situation : elle serait sur place pour donner son avis sur son potentiel mari. La portée de ses arguments serait limitée, elle le savait bien, mais au moins aurait-elle l'occasion de préférer la peste au choléra, par exemple.
Le positif de la situation n'arriva jamais. Un soir de tempête, quelque part sur la mer (on ne la jugeait pas vraiment digne de savoir où ils étaient ni où ils allaient et de toute manière, Ashara ne savait pas lire une carte), alors qu'elle était terrifiée à l'idée de mourir dans un naufrage qu'elle pensait inéluctable, le bruit des vagues fut soudain coupé de cris et de claquements de métal. Elle était cramponnée au chambranle de la porte de la cuisine, yeux fermés, tentant de ne pas valser dans un mur à cause du roulis, quand elle se sentit décollée de là par des mains puissantes. Elle se débattit tant bien que mal, mais ne réussit à se blesser au pied sur l'épée que portait l'homme la tenant, et se retrouva malgré elle sur le pont du navire. Il faisait sombre, tout bougeait, et les éclairs illuminaient une scène tout droit sortie des enfers par brefs instants dans une lumière crue et glacée qui lui donnait envie de redevenir immédiatement aveugle. Des hommes en arme, partout sur le bateau. Des corps en tas. Un bras, délesté de son propriétaire, vola devant son visage tandis qu'elle cherchait désespérément quelque chose à quoi se raccrocher sur le sol glissant de sang et d'eau de mer. Le combat semblait déjà se calmer, tant les forces en présences étaient inégales. Là-bas, dans un éclair, elle reconnut un visage familier : son père. Acculé contre la rambarde par une silhouette menaçante pointant son épée sur lui, son corps passa par-dessus le bastingage, semblant voler quelques secondes dans l'éclairage surnaturel. Ashara ne le vit jamais tomber. Une énorme vague fouetta le pont, l'assommant presque. Elle glissa sur toute la longueur du navire, à demi inconsciente, s'imaginant déjà tomber sans fin jusqu'au fond de l'eau, lorsque qu'elle atterrit dans les pieds bottés d'un guerrier. Il la releva sans douceur, mais la soutint avec ce qui semblait presque de la considération, tandis qu'il l'entrainait avant qu'elle put comprendre quoi que ce soit sur son propre bateau. Ashara ne le savait pas encore, mais elle venait de devenir la seconde femme-sel de Søren Vendeloyn.
Son pied blessé assura qu'elle ne chercherait pas à s'enfuir les premiers jours, et de toute manière, Ashara aurait été bien incapable d'aller nulle part. Elle était passée d'un cercueil flottant à un autre, et sa terreur face à la pleine mer sembla beaucoup amuser les Fer-Nés qui l'entouraient. Elle passa la majorité de la traversée terrée dans la cabine de Søren, interagissant avec le moins de personnes possibles. Comprendre les codes sociaux de son nouveau "mari" était déjà bien assez prenant. Pour aussi relativement libéré que soit Dorne, elle avait été suffisamment échaudée par les grossesses de sa mère pour garder ses propres cuisses bien serrées jusque-là. Ashara ne dut donc pas se révéler une amante très satisfaisante, ni même enthousiaste, dans un premier temps. Toute sa vie passée venait de s'écrouler sous ses yeux, toutes ses possibilités d'avenir noyées, et elle était trop sous le choc pour faire autre chose qu'obéir et se laisser porter. Elle ne broncha même pas quand Søren lui posa autour de la gorge un collier de fer qui la fit se sentir comme un animal.
Pour Ashara, le temps ne retrouva véritablement son cours que lorsqu'elle débarqua enfin sur les Iles de Fer. Le sol tanguait sous ses pieds après tant de temps passé en mer, et le climat local semblait bien plus rude et sombre que le riant soleil de Dorne, mais pour la première fois depuis très longtemps, la peur immédiate de se noyer avait disparu. Bien sûr, il semblait y avoir plein d'autres façons de mourir sur Lumière Isolée. Les hommes parlaient fort, et traitaient les "femmes-sel" (Ashara mit un certain temps à comprendre qu'elle en était une elle-même) comme une marchandise de peu de valeur, engrossable et égorgeable à loisir. La violence ambiante était tout de même plus prononcée que dans son quartier pauvre de Dorne, où le soleil rendait moins dur les vols, les incendies, et où les trafiquants en tout genre avaient le bon goût de ne se tuer presque qu'entre eux. Mais la jeune femme pouvait surmonter tout cela si elle gardait les deux pieds sur la terre ferme, et qu'elle restait collée à l'ombre de Frida.
Frida elle-même semblait une ombre, avec la peau la plus foncée qu'elle avait jamais vu, tellement qu'elle l'avait caressée du bout des doigts le premier soir pour vérifier qu'elle ne s'était pas enduite d'une peinture mystérieuse. Pour quelqu'un devant partager son amant avec elle, Frida était étonnamment contente de la voir et de l'accueillir. Elle se montra presque maternelle avec elle, bien plus, à vrai dire, que sa propre mère ne l'avait été depuis longtemps, et Ashara s'accrocha à cette douceur bienveillante, parce que c'était le meilleur moyen de survivre.
Quand on l'emmena, elle et les autres nouvelles femme-sels (certains hommes en avaient ramenées plusieurs en même temps), chez la Vieille Vendeloyn, Ashara aurait été prise de panique s'il n'y avait pas eu la main de Frida sur son épaule. La Vieille était terrifiante. Elle n'avait jamais vu quelqu'un d'aussi âgé, à un point où cela relevait forcément de la magie. A Dorne, elle n'avait seulement jamais vu quelqu'un ayant dépassé le vénérable âge de cinquante ans. La Vieille Vendeloyn était forcément une sorcière, et cette impression se confirma quand elle ordonna aux filles de se déshabiller, et brûla leurs vêtements dans un grand feu que le bois flotté rendait vert. Nul besoin d'homme en armes pour les forcer à obéir, alors : le ricanement de la vieillarde était suffisamment menaçant. Des mains la poussèrent vers l'avant et elle trébucha, jusqu'à se retrouver allongée sur le ventre, l'ombre affolante de la Vieille accroupie au-dessus d'elle. Ashara était persuadée de se faire dévorer vivante (
voilà à quoi cette sorcière devait tenir sa longévité !) quand Frida lui attrapa les mains en lui intimant de ne surtout, surtout pas bouger. Son dos la brûlait et la piquait, elle pouvait sentir les dents du monstre lui dévorer la peau et ses yeux roulaient presque de panique dans leurs orbites, mais elle s'agrippa aux mains de Frida jusqu'à les broyer. Ce soir-là, la jeune femme lui massa le dos avec de l'huile, lui murmurant des mots apaisants dans une langue qu'elle ne connaissait pas, et lui remit une chemise grossière pour se vêtir, puis elle lui montra son propre dos. Plus sombres encore que sa peau, on pouvait deviner des lignes dessinant ce qu'Ashara n'aurait pu reconnaître : une aurore boréale. Elle comprit que c'était cela qui lui était arrivé et que désormais, elle aussi était marqué du sceau de Søren, lui appartenant pleinement et entièrement, pour toujours.
Elle commença à trouver un rythme dans sa nouvelle vie. Bien qu'elle vive avec Søren et Frida dans une grotte à l'entrée protégée par une cascade, ses jours se passaient bien plus à travailler avec les autres femmes-sel de l'île. Celles de son beau-père, sous couvert de l'aider à s'intégrer, avaient une fâcheuse tendance à l'exploiter en lui refilant leurs travaux, ceux que Søren, justement, avait jugés indignes de
ses femmes-sel. Mais la jeune femme ne s'en rendait pas compte et à vrai dire, s'occuper les mains la satisfaisait plutôt. Elle n'avait jamais mené une existence oisive et avait besoin d'un nouveau train-train pour reprendre pied.
Søren ne tarda guère à repartir en expédition. Restée seule avec Frida, Ashara profita de son nouveau surplus de liberté pour explorer un peu l'Ile. Ses plantes, notamment. De ses promenades, elle ramenait des bouquets pour décorer leur "maison", émerveillant sa compagne sur les merveilles en décoration végétale qu'elle pouvait faire malgré une flore aussi pauvre. La dornienne n'aurait pas cru mettre ses compétences de fleuriste à profit dans de telles circonstances, mais faisait contre mauvaise fortune bon cœur. Malgré tout ce qu'elle avait enduré, la beauté des fleurs la réjouissait toujours. Surtout, elle ne ramenait pas que des jolies plantes d'ornement. Elle savait depuis longtemps quelles plantes composaient quelles tisanes, pour les avoir vendues à ses voisins de Salrivage. Aussi ne perdit-elle pas de temps pour infuser du thé de lune, sitôt qu'elle se découvrit enceinte. Elle avait tant observé sa mère qu'elle s'en était rendu compte très vite, bien avant que quiconque d'autre ne puisse le deviner, et s'était assurée de ne pas le rester. Elle ne voulait pas mourir pour un marmot de ce grand pirate violeur qui lui avait tout pris.
D'ailleurs, elle ne pouvait concevoir que Frida ait à ce point une vision différente d'elle concernant Søren. Sa sœur-sel semblait presque… attachée à leur maître si c'était possible. En tous les cas, elle expliqua à Ashara qu'il était leur meilleure option et leur meilleur espoir sur toutes les Iles de Fer, et qu'il les traitaient bien. Qu'il fallait s'assurer que cela demeure ainsi et pour cela, il fallait lui parler de certaines manières trop subtiles pour la Dornienne, et le satisfaire charnellement. Frida entreprit de lui donner des leçons. Ashara ne s'était jamais vraiment intéressée à ces questions : dans son pays natal, les paramours, c'était pour les riches, et la prostitution, pour les plus pauvres qu'elle encore. Les leçons de Frida furent donc hautement déroutantes et troublantes.
Malgré son attachement grandissant pour sa compagne, Ashara ne pouvait se résoudre à abandonner tout espoir de liberté. Søren absent, il devait forcément y avoir une occasion à saisir, non ? Elle savait que Dorne était au sud de là où elle était, et que le sud était cette direction pile au milieu entre le point où le soleil se levait et le point où il se couchait. Armée de ces hautes compétences en géographie, elle s'échappa un jour de la surveillance de Frida et réussit à se faufiler sur le port de Lumière Isolée. Il fallait se rendre à l'évidence : elle ne pourrait s'enfuir qu'en regrimpant sur un bateau. Nauséeuse d'avance, mais absolument déterminée, c'est ce qu'elle fit et elle réussit à se cacher sur le pont d'un navire, profitant de la distraction causée par un chat empêtré dans un cordage, miaulant en imitant de manière stupéfiante une femme qui pleurait. Elle demeura inaperçue, cachée sous une peau de phoque, derrière une caisse d'elle ne savait quoi, et sa grande évasion aurait pu réussir si la destination du bateau n'avait pas été… Grand Wyk. Ignare comme elle l'était sur la géographie de Westeros, elle fut découverte en moins de deux, et ramenée manu militari sur Lumière Isolée. Søren absent, ses frères se firent une joie d'exécuter la discipline à sa place.
Ashara fut emmenée sur la plage, et attachée-là à un poteau, puis abandonnée. Elle ne comprit pas tout de suite. Était-ce un genre de pillori, laissé là sans personne pour se moquer d'elle ? La portée semblait faible et on ne l'avait même pas
clouée au poteau. Ce ne fut que lorsque l'eau lécha ses chevilles qu'elle réalisa. La marée était montante. Montait lentement, chatouillant ses mollets, gonflant son jupon. Monterait, salée et froide, jusqu'à faire faiblir ses genoux. Engouffrer son nombril. Plaquer son corsage contre sa poitrine tremblante. Ses cheveux trop longs flottaient déjà comme des algues autour d'elle. Elle allait se noyer, comme dans ses pires cauchemars, et si lentement qu'elle aurait tout le temps de s'en rendre compte. Déjà, ses épaules disparaissaient sous les flots, leur étreinte glacée se refermant sur sa gorge, lapant sa nuque. Sa respiration se fit chaotique, comme si elle avait voulu emmagasiner de l'air mais avait oublié comment inspirer. Les vagues les plus hautes laissaient un goût de sel sur ses lèvres, son menton sombrait, sa bouche… Elle étira le cou, yeux mécaniquement tournés vers le ciel, essayant de maintenir son nez hors de l'eau. Une vague la submergea, et elle crut que c'était la fin, lorsqu'elle se sentit soulevée. Gyles et Ulf avaient seulement voulu lui faire peur, mais elle était indigne d'être ainsi sacrifiée au Dieu Noyé, lui expliqua Frida en lui faisant boire de la soupe bouillante cuillère par cuillère le soir même. S'enfuir était dangereux et inutile, et ne lui servirait qu'à se noyer. Mieux valait rester en sécurité dans la grotte, et servir Søren de tout son cœur. Le reste du monde était si loin qu'il aurait aussi bien pu ne pas exister. C'était un bon sort, pourquoi ne pas l'accepter ?
Cajolée par Frida, qui lui avait même ramené le chat du port en guise de peluche réconfortante, Ashara reprit lentement confiance en elle. Il y avait même quelques bons côtés. L'automne qui s'annonçait amenait de nouvelles plantes avec lui, leur couleur flamboyante égayant un peu son quotidien. Et lorsque Søren revint, elle sut se faire pardonner son incartade grâce aux efficaces leçons de Frida. Elle aussi commençait à savoir sous quel angle prendre son mari, ce qui lui facilitait grandement la vie. Søren était un Fer-né étrange, elle s'en rendait compte désormais, qui savait parfois se montrer étrangement tendre, ce que son cœur, assoiffé, ne put qu'accueillir. Elle continua néanmoins à boire du thé de lune aussi souvent que c'était nécessaire.
Elle pensée s'être résignée jusqu'au jour où l'une des femmes-sel de Gylbert la roua de coups à l'abris des regards. Ashara lui avait refusé des plantes qu'elle venait de ramasser et dont elle savait que l'autre comptait se servir pour concocter un poison. En vérité, elle aurait été bien incapable de dire si sa tisane pouvait servir à faire du mal à qui que c'était : elle ne connaissait que des remèdes de grand-mères. Mais il lui semblait que la version du lupin qui poussait sous ces latitudes n'avait pas les mêmes propriétés que celles qu'elle lui avait connu. De toute manière, les autres femmes-sel étaient de plus en plus désagréables avec elle, empilant les tâches sur son emploi du temps déjà bien chargé. Sur un coup de tête, meurtrie et craignant pour sa vie si elle restait plus longtemps parmi ces harpies liguées contre elle, elle décida de s'enfuir à nouveau. Cette fois-ci, cependant, pas question de dépendre du bateau d'un autre et de se retrouver à la merci des Vendeloyn, de Grand Wyk ou d'ailleurs. La romantique Ashara avait de grandes idées en tête : elle allait
voler un bateau. Le plus petit qu'elle trouva fut détaché de son plot et elle se lança vaillamment, sans la moindre idée de comment faire, exactement, ni de comment elle allait survivre à la pleine mer dans ce qui tenait plus de la barque que du véritable snekkar. En vérité, elle était aussi effrayée de rester sur Lumière Isolée que d'être sur son canot, entourée de partout par la méchante mer, qui, comble de l'ironie, continuait à s'inviter inéluctablement dans sa vie.
Elle n'alla vraiment pas très loin. Plaçant sa barque parallèlement aux vagues plutôt que face à elles (de toute manière, elle n'avait aucune idée de comment diriger ce machin), elle se prit un rouleau de plein fouet qui renversa son embarcation. Elle resta quelques instants coincée dessous, accrochée et sauvée par la poche d'air mais fut délogée par un lion de mer un peu trop joueur, qui l'entraîna. Evidemment, malgré toutes ses aventures maritimes, elle ne savait pas nager et entreprit donc vaillamment, pour la troisième fois de sa vie, de se noyer en bonne et due forme. Heureusement pour elle, elle était si près des côtes de Lumière Isolée que le courant la porta tout seul sur le rivage. Ce fut Søren lui-même qui la retrouva, et la réanima. Si sa barque avait été perdue, elle aurait sans nul doute perdu la vie, mais en réalité, elle fut facilement récupérée par un duo de jeunes neveux de Søren. Ashara, quant à elle, fut battue pour la seconde fois de la journée, par son époux cette fois-ci, qui souhaitait, malgré tout ce qu'elle avait enduré, lui apprendre une fois pour toute sa leçon. Toutefois, voir qu'une autre avait levé la main sur
sa femme-sel ne lui convint pas non plus. Cette nuit-là, le lion de mer eu un nouveau partenaire de jeu, en la personne du cadavre de la femme-sel apprentie empoisonneuse.
Après ces mésaventures, la jeune dornienne abandonna définitivement toute velléité de fuite et se réfugia dans la construction d'un simili bonheur domestique, tournant toutes ses attentions vers le chat Ren, la précieuse Frida, et Søren. Qu'il lui ait sauvé la vie, lui redonnant littéralement un nouveau souffle, l'aida beaucoup à le considérer sous un jour nouveau. Elle se prit d'affection pour ses manies, ses étranges yeux clairs et commença à ne plus redouter les moments où décidait d'user d'elle plutôt que de Frida, voir même à les attendre.
Elle était trop naïve encore, trop entière dans ses pensées et ses sentiments, pour réaliser qu'elle était là sur une pente glissante, et était allée bien plus loin que ce que Frida avait tenté de lui montrer. Qu'elle avait franchi une ligne invisible derrière laquelle elle aurait dû rester. Elle oublia le thé de lune. Lorsque la lune disparu dans le ciel étoilé des Iles, noire, invisible, elle réalisa que ses deux semaines de retard avaient filer pour devenir un mois. Il deviendrait dangereux d'utiliser les plantes abortives n elle ne l'avait jamais fait aussi tard, n'avait jamais testé de dosage différent. Et si elle gardait cet enfant ? L'enfant de Søren. Ce soir-là, elle se montra plus douce qu'elle ne l'avait jamais été avec le père de son futur bébé et il lui répondit, toutes conventions sociales oubliées dans le creux de leur couche. Mon enfant, ma sœur, songe à la douceur… Elle s'éveilla blottie dans ses bras, et voulu lui chuchoter qu'elle l'aimait, qu'elle lui offrait son cœur, qu'elle allait lui offrir un bébé… Elle ne réussit jamais à terminer sa phrase. Les mains de son amant étaient plaquées sur sa gorge, enfonçant son collier de fer contre sa trachée, précipitant sa fin. Ashara mourut les yeux ouverts, un goût imaginé de sel sur les lèvres.
***
Ashara s'éveilla dans un demi sursaut, les pensées encore engluées par le sommeil. Søren avait dû la rejoindre pendant la nuit et l'étreignait, présence agréablement chaude. Elle laissa ses yeux s'habituer à la pénombre de la grotte, ses oreilles enregistrer le bruissement constant de la cascade à leur entrée. Elle avait la sensation pressante d'avoir fait un cauchemar atroce, et passa un doigt machinal entre son collier de fer et sa gorge, pour respirer plus profondément. Déjà, la teneur de ses rêves de la nuit lui échappaient, tels les lambeaux de brume se dissolvant avec la chaleur du jour par dessus le port de Salrivage. Ici, il faisait trop froid pour que la brume ne se dissipe aussi facilement. Elle s'étira comme un chat contre le corps endormi de son mari-kidnappeur, puis se dégagea tout doucement de son étreinte. Cette maudite cascade lui donnait toujours envie d'aller uriner dès le réveil.
La journée qui suivit fut étrange. Søren ne cessait de la fixer, et Frida semblait trouver tous les prétextes possibles pour la toucher, effleurant ses doigts en lui tendant un seau d'eau, cognant sa hanche contre la sienne alors qu'elles remontaient le chemin de la rivière, mêlant leurs jambes avec une fausse nonchalance alors qu'elles travaillaient, l'une à du tissage, l'autre à de la cuisine, assises toutes deux sur des peaux de bête à même le sol. La Dornienne se sentait proche de la seconde concubine, mais tant de démonstrations appuyées la mettaient mal à l'aise. Et si Søren les voyait ? Les deux s'absentèrent finalement ensemble, la laissant seule quelques heures, et Ashara rumina. Il se passait quelque chose. Lorsque l'on grimpait par dessus la cascade, comme elle l'avait fait pour aller cueillir des plantes (et, soyons honnêtes, espionner), l'on pouvait voir en contrebas une partie des demeures principales de l'Ile. Et toute la journée, il lui avait semblé qu'une grande partie de la population n'avait fait que converger vers le refuge de la Vieille Vendeloyn. L'idée l'effraya. Que pouvait-on bien aller demander sans elle à cette sorcière ? Depuis tout le temps qu'elle était sur Lumière Isolée, elle s'était suffisamment tenue éloignée de la matriarche pour ne pas comprendre plus le rôle qu'elle jouait qu'à son arrivée. Les histoires d'horreur racontées à son sujet par les femmes-sels de Gylbert ne lui avaient certainement pas donné envie d'aller plus loin. A vrai dire, elle aurait normalement dû s'occuper du foyer de la Vieille à tour de rôle avec les autres femmes-sel de l'Ile, mais cela lui avait toujours tellement fait peur qu'elle échangeait ses tours contre n'importe quelle autre corvée, y compris les plus ingrates. De plus en plus inquiète, elle attendit tout le jour. Mais Søren et Frida rentrèrent tard et lorsqu'ils retournèrent enfin à la grotte, Ashara s'était déjà endormie, recroquevillée sur sa fourrure.
Le souvenir précis de ce jour somme toute ordinaire pour elle devait se diluer dans le flot quotidien, mais la jeune femme-sel remarqua tout de même bien un changement d'attitude à son égard. Frida comme Søren étaient plus gentils avec elle au quotidien, avec en privé, des marques de tendresse, même, qu'elle n'aurait jamais cru pouvoir susciter en tant que femme-sel. Ses erreurs, toutefois, étaient également punies avec bien plus de fermeté qu'autrefois. Là où quelques semaines auparavant encore, Søren se serait contenté de lui rire au nez, de lui donner des corvées supplémentaires et d'être particulièrement brusque en la prenant sur sa couche le soir, elle avait désormais droit à des punitions physiques plus violentes. Les gifles volaient libéralement, son dos zébré de rouge presque en permanence, quoi qu'il poussa rarement l'utilisation de sa ceinture jusqu'à la faire saigner véritablement. Frida essuyait ses larmes et massait son dos meurtri tout en murmurant des paroles de réconfort et d'avertissement, glissant des conseils pressants sur les coutumes Fer-Nées qu'elle maîtrisait encore mal.
Ce maelström d'affection et de violence la laissait un peu hébétée et abrutie, fatiguée physiquement et émotionnellement. Elle avait beaucoup moins la capacité, désormais, à penser à toute évasion ou à pouvoir se projeter dans sa vie d'avant : ce régime dur et manipulateur fut donc efficace pour l'acclimater de force à Lumière Isolée et son statut de femme-sel. Ne sachant plus trop à quel saint se vouer, cette nouvelle Ashara ne gagna pas vraiment le respect des femmes-sels de Gylbert, mais elle était désormais bien moins en position de réagir face à leurs actes de malveillance, préférant rester le plus possible au sein du cercle chaotique mais familier de sa propre "famille" pour les éviter. De ce fait, dans cette seconde existence, il n'y eu ni fuite en barque, ni sauvetage nécessaire par Søren. Elle avait également peur de ce qui lui arriverait s'il venait à découvrir qu'elle avait consommé tant de thé de lune : plus elle en apprenait sur son environnement, plus elle se rendait compte d'à quel point elle s'était tenue proche du désastre sans même le voir. Elle décida donc d'arrêter d'en boire, et advienne que pourra. Si elle devait porter l'enfant de Søren, qui en soit ainsi, même si la perspective d'avoir la Vieille Vendeloyn comme future sage-femme était suffisamment terrifiante pour constituer un contraceptif d'elle-même.