Quatrième enfant d’un quatrième enfant… Un miracle qu’elle soit née avant que l’un de ses ascendants n’ait été envoyé au Mur. Quoi qu’il en est, Kaithren est née Lannister, si Lannister mineure. Fille de Ser Stafford Lannister (frère cadet de Joanna Lannister, mère de l’actuelle reine Cersei) et de son épouse Myranda Lefford, elle a un frère aîné, Daven, chevalier émérite, et deux sœurs, Cerenna et Myrielle, qui peuvent s’enorgueillir d’avoir offert à la famille, l’une un juteux mariage, et l’autre une place auprès des Sept en devenant Septa.
Appartenir au clan des Lannister est une éducation en soi. Avec les yeux clairs et les longs cheveux blonds viennent un certain confort matériel, un port de tête dont la célébrité n’est plus à faire et surtout, une nécessaire soumission au patriarche de leur maison, Tywin Lannister. Kaithren a grandi baignée dans son autorité bienveillante. Il a toujours tout régenté de la vie des branches cadettes de sa maison, intransigeant et généreux paternaliste, et dernière du lot, elle a volontiers suivi le mouvement, sans jamais douter de son bien-fondé. Comment aurait-elle pu ? Relativement insignifiante aux yeux de sa famille, sa position modeste lui a offert une certaine liberté de mouvement et lui a permis de devenir une jeune femme cultivée, tant dans les arts nécessaires à une femme de haute naissance (elle sait broder, chanter, monter à cheval et même jouer aux échecs) que dans les domaines de l’esprit. Les filles Lannister apprennent à lire et à écrire aussi bien que les hommes et si on ne les incite peut-être pas autant aux études, Kaithren n’a jamais eu besoin de personne pour mettre à profit la bibliothèque de Castral Roc. Elle a passé sa petite enfance alternant entre la maison de son père, et le château des Lannister où elle se réfugiait lors des campagnes militaires de ce dernier.
En 290, Cerenna se maria le jour de son seizième anniversaire, réussissant à rapporter dans l’escarcelle familiale des terres qui valaient bien plus que sa propre dot, et Myrielle rentra comme novice au Septuaire de Villevieille. Kaithren avait dix ans. Où la ranger, elle trop jeune pour être mariée et dont la potentielle voie de garage religieuse venait déjà d’être prise par une sœur aînée ? Castral Roc se trouvant dénué de toute présence féminine acceptable en dehors de sa propre mère, guère investie dans son éducation, il fut décidé d’envoyer Kaithren à la cour de Port-Réal, où elle fut attachée à la maison de ses petits-cousins. De six ans l’aînée de Joffrey, arrivée à la naissance de Myrcella, elle fit office de baby-sitter/dame de compagnie/répétitrice, proche de l’entourage de ses cousins, appréciée sans pour autant que l’on l’y tolère oisive.
En douze ans passés à la cour, Kaithren sut s’y rendre indispensable. Elle en adopta tous les codes, et se glissa avec aisance partout où une dame quelque peu discrète le pouvait, les portes s’ouvrant généralement grand devant n’importe quelle personne portant le nom de Lannister… et la jeune fille ayant l’intelligence de ne pas abuser de ce privilège lorsque cela était nécessaire. Observatrice faussement passive, elle se découvrit un certain talent pour démêler les écheveaux des alliances et relations gravitant autour du trône de fer. Longtemps, tout ce qu’elle apprit fut fidèlement répété aux aînés Lannister qui en faisaient la demande.
Toutefois, en grandissant, Kaithren commença à avoir quelques doutes sur certains secrets entourant sa royale famille. Concernant les rapports entre ses cousins Jaime et Cersei, elle prit un soin tout volontaire à ne jamais tenter de percer la façade qu’ils offraient au monde. Quelque chose se jouait sous la surface, de cela il n’y avait pas de doute… mais cela ne la concernait pas. Plus inquiétant était le caractère de Joffrey. Elle le voyait devenir de plus en plus cruel avec son entourage, elle incluse, et violent avec ses subalternes, et ce fut sans doute le décalage grandissant entre le Joffrey qu’elle connaissait et sa personne publique, défendue par le clan Lannister au grand complet, qui lui fit prendre conscience de la nécessité de penser plus indépendamment. Elle avait beau aimer son cousin, dont elle s’était beaucoup occupée dès son plus jeune âge, sa théorie à elle était qu’il aurait fallu le protéger de lui-même, et surtout pas l’asseoir sur le trône de fer. Joffrey avait commencé, enfant, à vouloir lui faire partager son amour pour l’écorchage des animaux sauvages et force était de constater qu’en grandissant, ses centres d’intérêt n’étaient pas devenus plus appropriés pour un monarque.
Kaithren aurait dû se fiancer depuis longtemps. Jolie, avec le même nom de famille que la reine, d’une maison riche, bien placée à la cour… Mais c’était sans compter sur l’aspect possessif de Joffrey. Seize ans, dix-sept ans, dix-huit ans… La jeune fille prit son mal en patience, modérant son angoisse à l’idée que cette négligence chronique ne soit une mise au banc discrète du reste de sa famille. Tout le monde sait que les vieilles filles ont une certaine utilité, comme ciment familial : confidentes, corvéables à merci car maintenues dans une position de dépendance économique, en avoir une sous la main, qui plus est une éduquée avec de bons yeux et de bonnes oreilles, dans une ville aussi bondée que Port-Réal, n’était pas entièrement inutile aux Lannisters.
La jeune femme reprit un peu d’espoir lorsqu’elle accompagna sa royale famille à Winterfell, et y apprit les fiançailles de Joffrey avec la ravissante Sansa Stark. Occupé avec une compagne féminine plus appropriée qu’elle-même, son cousin se laisserait sans doute de son plus vieux jouet. La suite des évènements, que l’on sait, devait détromper Kaith. Impuissante, elle regarda la capitale tomber dans le chaos avec les décès successifs du roi Robert et d’Eddard Stark. Dans le tourbillon politique qui suivit, elle ne questionna pas son allégeance aux Lannister. Ils étaient sa famille, et elle refusait de croire aux rumeurs affreuses qui couraient sur la parenté de ses petits cousins. D’ailleurs, qui était leur géniteur ne changeait strictement rien à la nécessité de les protéger, innocents qu’ils étaient. Enfin… Si les protéger avait pu inclure les envoyer très loin, y compris Joffrey, elle n’aurait pas été contre. Etait-ce de la trahison que de penser, de plus en plus fort, que son cousin n’avait aucune place sur le trône et que pire, il était un terrible roi ? Cet enfant (elle refusait de le voir autrement que comme un enfant, où il aurait fallu voir un monstre) était malade, et il devenait dangereux pour le royaume. Elle n’eut cependant pas spécialement le choix que de subir et de vivre de son mieux les intrigues de la cour, faisant de plus en plus tapisserie.
Elle fut finalement soulagée lorsqu’elle pu quitter la capitale, servant de chaperon à sa jeune cousine Myrcella, envoyée se marier. Dorne lui fit l’effet d’une parenthèse enchantée, loin de la guerre et des troubles qui devaient encore agiter sa famille, de l’assassinat de Joffrey aux troubles judiciaires de Tyrion, en passant par la chute de leur patriarche à tous, Tywin. Le soleil éclatant, et l’excellent vin servi à la cour firent ressortir ses tâches de rousseur et une spontanéité qu’elle aurait cru enterrée depuis longtemps. Libérée des contraintes de la cour royale et du poids constant des hommes de sa famille, elle se fit plus joyeuse, plus légère, et s’acclimata très bien chez les Martell. La charmante « gouvernante » de la princesse flirta même un peu, dirent les rumeurs, et elle était sur le point d’en-fin se fiancer quand le devoir la rappela à Port-Réal en compagnie de Myrcella.
La désolation l’attendait à la capitale. Si la distance (et malgré elle, un certain soulagement honteux) avaient atténué sa peine lors du décès de Joffrey, celui de Myrcella la laissa en revanche plongée dans une grande tristesse et un sentiment d’échec quasi personnel. De ses petits cousins ne restait soudain que l’affectueux Tommen. Kaithren serait bien restée pour le chouchouter comme lorsqu’il était bébé, mais force était de constater qu’elle n’avait plus la même place qu’avant à Port-Réal. Tommen était marié et n’avait plus besoin d’une gouvernante, déjà bien tiraillé entre les influences contraires de sa mère et de son épouse, et Kaithren elle-même était vue par beaucoup comme un rappel de tout ce qui avait été perdu. D’un seul coup, le nom de Lannister n’était plus si en vogue que ça.
A l’aube de ses vingt-trois ans, alors qu’elle n’attendait plus rien de personne, le soldat Kaithren fut finalement appelée à servir sa maison par le mariage et expédiée loin des yeux loin du cœur. Le Lion avait besoin de renforcer ses alliances dans le Neck face au nouveau roi du Nord, et Kaithren eut le droit de s’asseoir sur son statut de vieille fille et ses heureux souvenirs de romances évaporées comme la rosée du matin sous le soleil de Dorne.
Pour elle qui n’avait pas remis les pieds ne serait-ce qu’à Port-Lannis depuis seize ans, le changement d’environnement fut brutal. Avec son père tout juste décédé dans le siège de Vivesaigues et son âge avancé pour une jeune mariée, loin de ses repères, dans un environnement qui ne lui permettait plus vraiment d’exercer ses talents de dame de cour silencieuse mais attentive, elle fut grandement décontenancée et se sentit très déclassée. Tout dans sa nouvelle vie lui semblait froid, humide et étriqué. Son mari se montra relativement bon avec elle, mais ni l’un ni l’autre ne se cachèrent qu’il s’agissait là d’un mariage purement politique. Kaithren était là une étrangère, dans une contrée qui avait encore la barbarie de préférer les Anciens Dieux aux Sept. Elle n’avait même pas la culture légitime pour s’imposer en véritable maîtresse de maison et dame de sa nouvelle maison, un rôle où elle pensait pourtant qu’elle aurait pu être éminemment compétente. Le seul avantage de ce transfuge fut de lui sauver la vie, elle qui se serait certainement trouvée au Sceptuaire de Baelor avec toute la cour lorsqu’il explosa.
Elle se serait définitivement effondrée lorsqu’un corbeau lui apporta la nouvelle du décès de Tommen si elle n’avait pas réalisé au même moment qu’elle était enceinte. Kaithren se réfugia dans sa grossesse, refusant de voir la fin du monde (ou du moins, de son monde) autour d’elle pour ne se concentrer que sur son futur bébé. Le Neck pouvait bien retourner à ses alliances ancestrales, et son mari préférer les Stark aux Lannister : lorsqu’il répondit à l’appel de Jon Snow, qui rassemblait ses bannerets pour lutter contre le Roi de la Nuit, Kaithren ne s’émut pas outre mesure de ce retournement de loyauté. Tout ce qui était bon pour sauver la vie de son petit garçon était juste à ses yeux, et elle était atterrée que sa cousine Cersei ne puisse pas voir l’intérêt de son peuple. Elle pensait souvent à la reine, alors que son bébé, un poupon blond et joufflu, tétait tranquillement : pour tout son or et ses couronnes, elle avait perdu tous ses enfants. Kaithren savait qu’elle les avait profondément aimés, et était peinée pour elle, mais elle ne comprenait guère qu’une femme aussi intelligente puisse sacrifier sept royaumes à son deuil. Elle-même aurait voulu faire route vers le sud, pour se mettre à l’abris avec son bébé, mais son mari avait jugé les routes trop dangereuses en ces temps troublés, et elle était de nouveau coincée chez elle, cette fois-ci privée seulement de la capacité de jouer à des jeux politiques : quelles intrigues lui seraient passées sous le nez, en dehors de quelques mouvements de troupes, et à qui les rapporter, de toute manière ? Elle attendait désespérément des nouvelles du Mur et Winterfell.
***
Elle s’était endormie assise devant un feu qui ne chauffait plus grand-chose du cœur de la Longue Nuit, son garçon au sein. Son mari était-il rentré miraculeusement, les avait-il couchés pendant qu’ils sommeillaient ? Ses mains parcoururent les draps étonnamment satinés avec une langueur ensommeillée. Le lit était étroit, la lumière titillait ses paupières. Elle se redressa brusquement, les yeux grands ouverts et momentanément aveuglés par le soleil. Où était son bébé ? Elle était debout et en train de courir dans le couloir quand elle s’arrêta brusquement, réalisant le surréalisme de la situation. Elle n’était pas dans le Neck, et l’hiver avait disparu. Elle portait une chemise de nuit en satin sans manches et ses cheveux blonds flottaient autour d’elle, lui arrivant jusqu’aux fesses. Sous ses pieds, des tomettes étrangement familières, dont l’élégance rouge était inconnue dans le Nord. Elle baissa les yeux sur sa poitrine : pas de tâche de lait. Avec l’impression de vivre un rêve éveillé, elle regagna sa chambre.
Il lui fallut plusieurs jours pour prendre la pleine mesure de ce qui lui arrivait. Sous ses airs assez calmes que d’habitude, la sensation distincte de devenir folle, et la souffrance terrible d’avoir perdu son enfant. Quelqu’un qui n’avait jamais existé pouvait-il vous manquer ? Si vous aviez percé le secret de Kaithren, elle vous aurait répondu que oui. Retrouver sa vie d’adolescente à la cour royale était surréaliste, et la solitude induite par l’expérience extrême. Elle se retrouvait aussi tiraillée entre de nombreux objectifs contradictoires. Si pour une étrange raison, les Sept (qui d’autre ?) l’avaient renvoyée dans le passé, n’était-ce pas pour qu’elle utilise ses connaissances afin de sauver sa famille ? Myrcella, Tommen et son épouse, Tywin, Lancel, son propre père et même Joffrey ? N’était-ce pas son devoir d’empêcher l’hécatombe chez les Lannister, malgré son absence totale de pouvoirs ? Et les Marcheurs Blancs, pouvait-elle faire quelque chose contre eux ? Prévenir la capitale, peut-être ? On la prendrait pour une folle à lier. Et puis… si elle changeait tout cela, l’océan de possibilités qui s’ouvrait à elle était sans fin. Elle pourrait s’enfuir à Dorne avec le véritable élu de son cœur, et Myrcella, par exemple. Sauf si… Changer l’Histoire, quand bien même elle en serait capable, aurait un prix terrible, qu’elle n’était pas certaine de vouloir payer : son fils.